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La réforme de la haute fonction publique est-elle à même de tenir la promesse de 1945 en termes de gestion interministérielle et de diversification ? "Pendant au moins 15 à 20 ans, il sera compliqué d’imposer une réelle gestion interministérielle des cadres supérieurs de l’État", répond Fabrice Melleray, professeur à l’école de droit de Sciences Po Paris, dans une interview à AEF info réalisée fin avril 2023, reconnaissant toutefois que cette réforme "porte très clairement un coup au corporatisme". Mais selon lui, des logiques métiers devraient perdurer et les pratiques de recrutement à venir des ministères pourraient conduire à la reconstruction de filières, malgré la suppression du classement de sortie de l’INSP (Institut national du service public). Quant à la diversification sociale, elle risque de se heurter au faible nombre de places au concours.
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"Quelle que soit la grille de rémunération des administrateurs de l’État, les meilleurs ne seront jamais aussi bien payés que dans le privé", prévient Fabrice Melleray, professeur à l’école de droit de Sciences Po Paris. Droits réservés - DR
AEF info : La réforme de la haute fonction publique prévue par la loi Dussopt de 2019 se met petit à petit en œuvre depuis janvier 2022. D’une manière générale, quel regard portez-vous sur les grands axes de cette réforme et son efficience par rapport aux objectifs annoncés ? Le précédent gouvernement estimait que cette réforme "tient la promesse de 1945", qui n’avait pas été respectée jusqu’alors…
Fabrice Melleray : En 2019, les observateurs n’avaient généralement pas compris que la loi de transformation de la fonction publique allait aboutir à une réforme d’une telle ampleur. L’ordonnance du 2 juin 2021 portant réforme de l’encadrement supérieur de l’État elle-même demeure largement taisante sur la mise en extinction des grands corps. Il a donc fallu attendre un certain temps pour avoir une vision d’ensemble de la réforme. Désormais, de nombreux textes d’application ont été publiés (décrets, arrêtés, lignes directrices…) et on commence à y voir clair. Quant à savoir si elle tient la promesse de 1945, il faudrait d’abord se mettre d’accord sur cette promesse.
Le président de la République martèle qu’il est opposé au corporatisme et au déterminisme. La réforme porte de fait très clairement un coup au corporatisme. Ce qui était aussi le cas en 1945, l’objectif étant alors de supprimer les concours particuliers, de créer une école unique et d’essayer de diversifier socialement et géographiquement les recrutements avec la création d’IEP en région. Et les grands corps, déjà, s’y étaient opposés avec force. Ce qui me frappe, c’est qu’en réalité, on peut dupliquer les discours de Jean Zay en 1936, Michel Debré en 1945, et Emmanuel Macron en 2021 qui pointent le manque de représentativité de la société française par la haute fonction publique.
"La seule manière de tenir la promesse de 1945 serait de tout miser sur le concours interne et de retarder la date de recrutement."
La question est peut-être plutôt de savoir si la promesse de 1945 est tenable. La seule manière de la tenir serait de tout miser sur le concours interne et de retarder la date de recrutement. Le problème essentiel est que le vivier de l’INSP n’a pas évolué. Tant que le concours externe se limitera à 40 places, ce qui est très faible, la diversification sera difficile. L’idée initiale, contenue dans le rapport Thiriez de février 2020, de prévoir un enseignement transversal très large intégrant de nombreuses écoles a d’ailleurs échoué en raison de difficultés pratiques mais également à cause des corporatismes.
Le vivier reste donc le même, les places offertes au concours Talents (quatre à cinq) étant insuffisantes, nombre de boursiers passant par le concours externe classique. Il paraît très compliqué, avec un vivier aussi faible, de combattre le déterminisme social. Je suis donc relativement sceptique à long terme sur les effets de cette nouvelle tentative. D’une manière générale, en tout état de cause, on ne peut pas faire peser sur le bout de la chaîne scolaire et chercher à réparer en deux ou trois ans tous les maux du déterminisme social. Si l’on veut favoriser réellement la diversité, il faut développer le concours interne et le troisième concours.
AEF info : La mise en extinction des grands corps ne faisait pas partie du projet initial et ne figure pas dans l’ordonnance du 2 juin 2021. Que vous inspire cette mesure ? Sera-t-elle à même de répondre à l’objectif gouvernemental d’attractivité, de meilleure gestion des carrières et d’émergence d’une "identité professionnelle" comme l’avançait alors le gouvernement ?
Fabrice Melleray : Pour reprendre les termes du conseiller d’État Marcel Pochard (ex-DGAFP), les critiques sur la suppression d’une quinzaine de grands corps – mis à part ceux du Conseil d’État et de la Cour des comptes qui ont été préservés – "sont plus affectives que démonstratives". La suppression des corps, qui visait à gommer les fortes disparités qui pouvaient exister entre eux, a pu être perçue avec une certaine violence par les intéressés en laissant penser que leur utilité sociale était remise en cause. Ce qui est frappant, c’est la coexistence de deux ensembles. D’une part les inspections générales, dont le mouvement de protestation contre la remise en cause de leur indépendance du fait de leur fonctionnalisation a été pour l’essentiel mesuré. Les concernant, la réforme peut paraître plus justifiée, l’affectation de tout jeunes inspecteurs sur des secteurs qu’ils ne connaissent pas pour 40 ans pouvant interroger et favoriser la logique de rente dénoncée au sommet de l’État. D’autre part, des points de crispation révélant des identités professionnelles fortes au sein de la préfectorale et du quai d’Orsay.
Les deux décrets relatifs aux emplois de ces corps ont d’ailleurs conservé certaines de leurs spécificités. Ainsi, le décret portant sur les préfets (lire sur AEF info) prévoit-il qu’au moins deux tiers des emplois soient occupés par des personnes ayant une expérience dans l’administration territoriale. De même, le texte concernant les diplomates (lire sur AEF info) recrée un concours spécifique voie "Orient", intégré à l’INSP. Au bout du compte, des logiques métier vont ainsi perdurer et des filières vont être reconstruites.
"La critique d’une politisation accrue à la suite de la réforme ne se justifie guère, les principaux emplois étant, avant 2019 comme depuis lors, à la discrétion du gouvernement."
Par ailleurs, le corps des administrateurs de l’État est tellement large que cela dénature selon certains la notion même de corps, en englobant près de 6 000 agents avec une palette d’emplois potentiellement considérable. En outre, l’assouplissement du recours aux contractuels, prévu également par la loi d’août 2019, a attisé la crainte d’éviction des hauts fonctionnaires mais cette menace est largement infondée, les candidats n’étant pas légion, ces emplois étant exposés et moins bien rémunérés que dans le secteur privé. De même, la critique d’une politisation accrue à la suite de la réforme ne se justifie guère, les principaux emplois étant, avant 2019 comme depuis lors, à la discrétion du gouvernement.
AEF info : Que pensez-vous de la nouvelle grille des administrateurs de l’État ?
Fabrice Melleray : Il fallait procéder à une harmonisation entre ministères pour permettre une circulation des agents entre eux. Et tous les hauts fonctionnaires mesurent que certains offrent des conditions plus attractives que d’autres. Mais une grande difficulté est que l’on a laissé pourrir toute la rémunération de la fonction publique, de la base au sommet, depuis maintenant une vingtaine d’années. Le gel de la valeur du point d’indice a abouti à un tassement considérable des grilles, ce que l’on a compensé avec un système d’indemnités. Cela rend sans doute l’équation financière insoluble et limite l’attractivité des carrières publiques. En effet, quelle que soit la grille de rémunération des administrateurs de l’État, les meilleurs ne seront jamais aussi bien payés que dans le privé.
AEF info : En quoi la réforme des concours et de la scolarité de l’INSP, ainsi que la suppression du classement de sortie, peuvent-elles modifier le profil des futurs hauts fonctionnaires ?
Fabrice Melleray : Concernant l’entrée, il est très compliqué de réussir une diversification sociale quand il y a aussi peu de places offertes aux concours. Il y a très clairement une volonté de le faire de la part du gouvernement, le plus emblématique étant que les points au-dessus de 10 de l’épreuve d’anglais ne comptent pas pour éviter les biais sociaux et que certaines épreuves soient plus professionnalisantes et pratiques.
Mais je ne suis pas sûr que la critique contre le caractère trop académique des épreuves soit totalement justifiée. Même les épreuves de mise en situation peuvent favoriser les candidats issus de milieux privilégiés. Cela étant dit, les jurys trouvent ce qu’ils cherchent. La prise de conscience de certains biais est presque plus importante que la rénovation des épreuves. Quelle que soit la réforme, ce sont les préparations les plus performantes qui arriveront à leurs fins. Les classes Talents sont une bonne initiative, mais les élèves partent de tellement loin qu’il leur sera difficile de rattraper leur retard en un an.
"La question est de savoir ce que l’on fait de la scolarité d’une école qui n’est plus une école de classement et qui n’était en réalité à peu près que cela ?"
La question est plutôt de savoir ce que l’on fait de la scolarité d’une école qui n’est plus une école de classement et qui n’était en réalité à peu près que cela ? Et sur ce point, il y a une hésitation voire une réticence à l’égard d’une formation académique. Cela pose des problèmes de moyens et, surtout, la question de la transformation de l’INSP en établissement d’enseignement supérieur avec l’enjeu de la délivrance du doctorat, qui est le diplôme reconnu à l’international. Cela suppose que les enseignants aient du pouvoir. Or, il sera difficile de trouver des enseignants qui acceptent ce type de poste sans avoir les commandes.
Concernant la suppression du classement de sortie, la nouvelle procédure d’appariement profils / postes apparaît particulièrement complexe. Le classement posait certes une vraie difficulté et comportait une part d’absurdité, les affectations étant automatiquement liées à la place des élèves dans le classement. La logique de la réforme s’entend donc. Mais cette procédure d’appariement, intéressante sur le papier, va créer des polémiques et des frustrations ne serait-ce que par la sélection à l’oral. Par ailleurs, les administrations sont-elles suffisamment outillées pour trouver les bons profils ? Ce n’est pas le cas de toutes et certains ministères sont moins attractifs que d’autres.
"Quand un gouvernement mène une réforme contre les acteurs concernés, il faut une volonté politique de tous les jours pour assurer son suivi."
Va également jouer au sein des administrations la peur de ne pas recruter les meilleurs alors qu’à ce niveau, tous les élèves sont bons et se destinent à la haute fonction publique dès le début de leur parcours académique, à Sciences Po ou ailleurs. D’autre part, il va être difficile de stimuler les élèves dès lors qu’ils ne sont plus classés. Et il faudra veiller à ce que la manière de les évaluer n’aboutisse pas subrepticement à un classement pris en considération par les ministères. En outre, après les deux années passées sur le terrain à l’occasion du premier poste, on va rapidement voir quels sont les profils et les administrations d’accueil qui donnent accès à la Cour des comptes et au Conseil d’État. Il risque de fait de se recréer ainsi des filières au fil des ans. Quand un gouvernement mène une réforme contre les acteurs concernés, il faut une volonté politique de tous les jours pour assurer son suivi. Or le gouvernement a désormais d’autres dossiers à gérer.
AEF info : De même, en quoi le travail à venir de la Diese en termes d’accompagnement et d’évaluation des hauts fonctionnaires peut-il avoir un impact sur la gestion des carrières ?
Fabrice Melleray : Je souhaite bien du courage à la Diese qui ne compte qu’environ 25 personnes, pour mener à bien sa mission. Sur le papier, la logique de la Diese comme tête de réseau fonctionne très bien. Mais concrètement, elle devra faire face à des résistances fortes. Pour rappel, les administrations ne voulaient pas de l’ENA en 1945 et souhaitaient conserver leurs concours particuliers. Le Conseil d’État était même à l’époque contre le classement de sortie, considérant que cela ne suffisait pas…
Pendant au moins 15 à 20 ans, il sera donc compliqué d’imposer une réelle gestion interministérielle des cadres supérieurs de l’État. Pour preuve, les récents décrets relatifs aux emplois de préfets et de diplomates prévoient qu’une commission rende un avis avant l’accès au premier poste. Cette commission est un enjeu décisif pour les ministères concernés et il apparaît difficile que la Diese puisse imposer quoi que ce soit. Ensuite, la Diese va devoir trouver sa place entre la DGAFP et les secrétaires généraux des ministères.
"Le Conseil d’État et la Cour des comptes gardent la main et ces deux corps vont acquérir une marge de manœuvre qu’ils n’avaient pas."
In fine, les grands gagnants de cette réforme sont peut-être le Conseil d’État et la Cour des comptes. On part d’un système où le nombre d’auditeurs était déterminé par le ministre de la Fonction publique, ce qui conditionnait la taille du corps dans son ensemble. Désormais, qui va définir le nombre de recrutements ? Le Conseil d’État et la Cour des comptes gardent donc la main et ces deux corps vont acquérir une marge de manœuvre qu’ils n’avaient pas, d’où le ressentiment des autres corps. Il va être intéressant de voir comment ces deux institutions vont gérer leurs ressources humaines. Il me semble que la seconde est plus portée que le premier à mener une politique active de gestion des ressources humaines.
S’agissant de l’évaluation des hauts fonctionnaires, prévue tous les six ans, l’idée est louable. Mais cela demande des moyens et à partir du moment où l’on est dans une logique de carrière, il faudra trouver des points de chute aux agents réorientés. La réforme crée de la souplesse dans la gestion des parcours mais ne supprime pas la carrière.
AEF info : En 2020, vous estimiez dans une tribune publiée dans AEF info que la réforme de la haute fonction publique ne proposait qu’un "zest de diversification sociale" (lire sur AEF info). Quelle est votre position, trois ans plus tard ?
Fabrice Melleray : Il y a une vraie volonté gouvernementale. La création de concours fondés sur des critères sociaux et entérinant une forme de discrimination positive marque une réelle rupture pour la fonction publique et traduit un effort budgétaire. Il en va de même pour la rénovation du concours d’entrée de l’INSP. Toutefois, dès lors que ces concours n’offrent qu’un nombre de places extrêmement serré, cela limite la portée de la réforme.
Par ailleurs, le gouvernement s’est focalisé sur la diversification de la très haute fonction publique civile qui ne concerne que 80 personnes par an. Le vrai enjeu n’est-il pas de diversifier la fonction publique à tous les échelons, notamment au niveau de l’encadrement intermédiaire ? Beaucoup d’énergie a ainsi été dépensée sur un point très symbolique.
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Clarisse Jay,
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