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Les années 2022 et 2023 devraient rester dans les mémoires comme la période "où la compétition pour l’industrie verte a commencé" à l’échelle mondiale, selon les termes de l’eurodéputé Pascal Canfin. Alors que l’Union européenne supposait jusqu’ici "qu’elle mènerait la course aux technologies propres parce qu’elle était la seule à y participer", selon Thomas Pellerin-Carlin, du think tank I4CE, elle fait désormais face à la concurrence de la Chine, de l’Inde, du Japon, de la Corée et surtout des États-Unis, dont l’IRA (Inflation Reduction Act) adopté il y a quelques mois bouleverse la donne mondiale. Comment y répond-elle ? Et quels obstacles devra-t-elle surmonter ? Tour d’horizon des enjeux.
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Ursula von der Leyen et Charles Michels le 10 février 2023 Union européenne 2023
L’Inflation Reduction Act est, en soi, une très bonne nouvelle : adoptée par le Congrès américain en 2022, victoire politique de Joe Biden, la loi consacre un montant variable selon les sources mais qui dépasse 360 Md$ (330 Md€) sur dix ans à la lutte contre le changement climatique (lire sur AEF info). Elle doit permettre aux États-Unis de réduire ses émissions de 40 % d’ici à 2030 (baisse d’une gigatonne par an à partir de 2030). Ce qui représente une grande partie de l’objectif d’une réduction de 50 % à 52 % fixé par le président américain en avril 2021. Jusqu’ici, cet objectif n’avait jamais été concrétisé : les législations visant à réguler les émissions de gaz à effet de serre n’avaient jamais trouvé de majorité au Congrès, en raison d’une opposition farouche des Républicains et des Démocrates élus d’États charbonniers. En outre un récent arrêt de la Cour suprême rend très difficile de passer par la réglementation (lire sur AEF info).
"Ce très grand pays se décide à mettre le paquet et à faire face à la réalité climatique", se félicite auprès d’AEF info Geneviève Pons, directrice générale du think tank Europe Jacques Delors. Un autre cercle de réflexion, E3G, accueille également favorablement cette législation car "elle montre que les États-Unis sont sérieux sur le climat", selon Domien Vangenechten, conseiller politique senior
Ce n’est pas le but recherché par l’administration Biden qui inquiète l’Union européenne mais le chemin pour y parvenir. Ce plan d’aide à l’investissement dans les industries bas carbone représente en effet "un paquet de subventions énorme", explique Geneviève Pons. "Aucun autre pays au monde n’est capable de rivaliser", les États-Unis restant "une puissance financière sans égale" pour qui il est "très facile de faire marcher la planche à billets".
Nicolas Berghmans, responsable Europe à l’Iddri, qui a consacré au sujet dans un billet de blog daté du 2 février, souligne un "point essentiel", à savoir que "de nombreux soutiens financiers inclus dans l’IRA n’ont pas de limite absolue et dépendront donc des volumes de production engagés avec l’avantage pour les investisseurs de ne pas être en compétition avec d’autres développeurs de projets bas carbone pour les mêmes fonds". "L’estimation du Congress Budgetary Office de 391 milliards de dollars de dépenses publiques sur dix ans pour la transition climatique pourrait être ainsi plus faible ou plus importante selon le déploiement des technologies bas carbone. C’est donc bien la générosité et la stabilité dans les projets de décarbonation de l’industrie sur une longue période qui constitue le cœur de l’attractivité de l’IRA pour les investisseurs", détaille-t-il.
Ne bénéficiant pas de capacités industrielles d’innovation suffisantes, les États-Unis sont en outre "en train de démarcher les entreprises européennes pour qu’elles se délocalisent", ajoute Geneviève Pons. Ils mettent aussi un autre attrait capital, au moment où l’industrie européenne se prend de plein fouet une hausse des prix de l’électricité et du gaz : une énergie bon marché.
"Le Japon, la Corée, le Canada et l’Inde sont également entrés dans la course", indique Thomas Pellerin-Carlin, directeur du programme Europe d’I4CE, dans une note du 9 février. Ce qui n’a pas échappé à la Commission européenne qui évoque le plan japonais de transformation verte de 20 000 milliards de yens (140 milliards d’euros), financé par des obligations de transition verte, des projets indiens pour améliorer la compétitivité des secteurs du photovoltaïque et des batteries, ainsi que des plans d’investissement dans les technologies propres du Royaume-Uni, du Canada et de "bien d’autres pays".
Résultat, selon Nicolas Berghmans : l’Union européenne risque "d’être dépassée dans la course aux technologies innovantes bas carbone (green race) dans le domaine industriel". Et ce, alors que "pendant des années, l’Union européenne a supposé qu’elle mènerait la course aux technologies propres parce qu’elle était la seule à y participer", rappelle Thomas Pellerin-Carlin. "Il faut se défendre contre ce rouleau compresseur", conclut Geneviève Pons.
L’Union européenne aurait pu déposer une plainte devant l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Mais le contexte géopolitique lié à la guerre en Ukraine et à la montée en puissance de la Chine "exclut ce genre d’attitude", note Geneviève Pons. "Plutôt l’entente que la plainte", résume-t-elle.
L’UE ne semble pas non plus prête à se lancer dans une course aux subventions. "La réponse européenne ne doit pas être 'Europe first but Europe fast'. L’enjeu est d’aller plus vite, d’avoir moins de bureaucratie parce que l’Europe fait déjà beaucoup", a jugé mercredi dernier l’eurodéputé allemand Peter Liese (PPE).
La réponse s’est donc faite en plusieurs temps et selon plusieurs angles. Premier temps : le discours d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, au forum de Davos, mi-janvier (lire sur AEF info). S’en est suivie la présentation d’une communication reprenant les principaux axes de la riposte européenne le 1er février (lire sur AEF info). Le Conseil européen, instance qui réunit les chefs d’État et de gouvernement des 27, a publié ses conclusions vendredi 10 février au petit matin.
Le plan européen comprend quatre axes : un environnement réglementaire prévisible et simplifié (incluant la réforme du marché de l’électricité) ; un accès plus rapide à un financement suffisant ; des compétences ; et un commerce ouvert pour des chaînes d’approvisionnement résilientes. Il cible pour le moment six technologies : les panneaux photovoltaïques, les éoliennes, les pompes à chaleur, les électrolyseurs permettant de produire de l’hydrogène, les batteries et les équipements de captage et stockage de carbone. D’autres pourraient s’y ajouter (la France et certains pays d’Europe centrale et orientale devraient notamment plaider pour des financements ciblant la filière nucléaire).
À travers ses différents fonds et les soutiens nationaux, l’Union européenne met déjà beaucoup d’argent sur la table pour décarboner son économie et son industrie, même si aucun chiffre officiel n’est disponible. Dans sa communication, la Commission évoque 250 Md€ via le plan de relance européen NextGenerationEU — se montant incluant mais ne se limitant pas aux aides à l’industrie —, 40 Md€ pour le volet vert du programme de recherche Horizon Europe ou encore 100 Md€ dédiés à la transition verte dans le cadre des politiques de cohésion. Sans compter les fonds nationaux. Évoquant un montant approchant "300 Md$" disponibles sur le vieux continent, Geneviève Pons considère que l’UE "n’est probablement pas tout à fait à la hauteur" des États-Unis.
Pour David Kleimann, chercheur invité au think tank Bruegel, "les montants ne diffèrent pas tant que ça" des deux côtés de l’Atlantique. Le problème se situe surtout ailleurs. Selon ce spécialiste du commerce international, "l’un des grands défis de la politique industrielle européenne, par rapport à l’IRA, est la fragmentation des aides d’État, les programmes variés qui sont mis en place et le manque de transparence pour les investisseurs". "Ce n’est pas nouveau, mais l’UE semble avoir un problème de relations publiques", résume-t-il.
"Il n’est pas nécessaire" d’augmenter les montants européens, mais de "faciliter leur accès", confirme Céline Domecq, directrice des affaires publiques de Volvo. Cependant, ce point de vue n’est pas partagé par tous, en particulier pas par Business Europe (l’association patronale européenne) pour qui les investissements publics européens sont "loin d’être suffisants pour créer des conditions de concurrence équitables".
De son côté, l’eurodéputé Peter Liese prend la défense de la politique européenne mise en œuvre dans le cadre du paquet "Fit for 55", citant "cinq éléments" allant "dans le sens d’un soutien à l’industrie européenne" et permettant de donner un "espace de respiration" aux entreprises d’ici à 2026 : la mise aux enchères anticipées de 250 millions de quotas pour le plan RePowerEU ; la libération de 50 millions de quotas de la réserve de stabilité du marché vers le fonds pour l’innovation, l’étalement de l’annulation "rebasing" de 117 millions de quotas sur 2024 et 2025 (au lieu de 2024 uniquement), une sortie étalée des quotas gratuits pour les entreprises soumises au Cbam (mécanisme d’ajustement carbone aux frontières) et une mise aux enchères anticipées de quotas vers le fonds pour l’innovation. Jusqu’en 2026, le prix du carbone devrait ainsi être plus modéré et atteindre 100 €/t en 2030.
Le plan de la Commission vise à la fois à répondre à l’IRA mais aussi à éviter un risque majeur : la fragmentation du marché européen. En effet, seules l’Allemagne et, dans une moindre mesure la France, ont la capacité de sortir des milliards d’euros pour soutenir leur économie, ce qui n’est pas le cas des autres États membres. Le premier pays représente ainsi environ 53 % des aides d’État approuvées depuis le début de la crise du Covid, le second 24 %. Beaucoup plus que ce que représentent leurs PIB respectifs (soit 25 % et 17 % du PIB de l’UE). De nombreux observateurs considèrent que l’Allemagne, seul géant industriel de l’UE, pourrait être "le grand gagnant économique de ce changement de politique", au détriment de tous les autres États membres, y compris la France :
C’est l’une des propositions phares de la Commission, mais aussi l’une des moins consensuelle : la création d’un fonds souverain, qui viserait à "préserver un avantage européen sur les technologies critiques et émergentes". En ligne de mire : les technologies "zéro émissions" mais aussi le calcul quantique, l’intelligence artificielle ou encore les biotechnologies. Il viserait à la fois à augmenter les financements de recherche et innovation pour décarboner l’industrie européenne (pour s’aligner sur les montants américains) mais aussi à limiter le risque de fragmentation du marché européen.
Si l’idée est soutenue par la France, l’Allemagne est plus réservée, de même que la Suède : ce dernier pays préside le Conseil de l’UE jusqu’à la fin juin et fait partie des "pays frugaux" qui détestent dépenser l’argent public. Du côté du Parlement, le PPE (centre droit) considère que le sujet ne sera pas "prioritaire" tant que les fonds européens existants ne seront pas pleinement utilisés.
"Il faut d’urgence faire avancer les travaux" sur cinq volets, estiment les dirigeants européens dans leurs conclusions adoptées vendredi au petit matin et confortant l’approche de la Commission. Il s’agit d’abord de simplifier et accélérer les procédures sur les aides d’État (tout en maintenant "l’intégrité" du marché unique). Ensuite de déployer "de manière plus flexible" les fonds existants de l’UE et d’étudier les possibilités permettant de faciliter l’accès au financement.
S’agissant de l’environnement réglementaire, les 27 chefs d’État et de gouvernement appellent à rendre "simples, prévisibles et claires" les conditions-cadres applicables aux investissements dans l’Union européenne, à simplifier et accélérer les procédures administratives et les procédures d’octroi de permis ou encore à "moderniser les règles en matière de marchés publics". Ils demandent en outre "une action plus audacieuse et plus ambitieuse" afin de développer les compétences nécessaires aux transitions écologique et numérique. Enfin, ils prennent "acte de l’intention de la Commission de proposer avant l’été 2023 un fonds de souveraineté européen destiné à soutenir l’investissement dans des secteurs stratégiques".
La Commission prévoit de présenter un paquet plus détaillé de mesures en mars, en amont du Conseil européen ordinaire des 23 et 24 mars. Il devrait comprendre une proposition de règlement sur l’industrie "zéro émission nette", qui vise à soutenir les capacités de production industrielle bas carbone en permettant l’accélération des procédures d’octroi de permis et d’élaboration de normes européennes. Il intégrera également la proposition de réforme du marché de l’électricité, très attendue par les entreprises, car la volatilité des prix à laquelle elles sont soumises limite leurs investissements, ainsi qu’une réglementation sur les matières premières critiques, qui vise à garantir l’accès aux molécules essentielles au développement de technologies et de produits à zéro émission nette comme les terres rares.
S’engageront alors des discussions plus précises entre les députés européens et le Conseil de l’UE. Les institutions européennes seront invitées à aller vite et à répondre à de nombreuses questions : comment accélérer les investissements tout en s’assurant de leur qualité et en continuant à protéger l’environnement ? Quels "clean techs" financer ? Comment décarboner les industries traditionnelles, très intenses en carbone ? Faut-il intégrer une conditionnalité aux financements importants qui seront accordés aux entreprises ? Etc.
Il est peu probable que le dossier du fonds souverain connaisse des avancées à court terme, un travail de conviction s’engageant auprès des acteurs réticents. La présidence espagnole du Conseil de l’UE, au second semestre 2023, pourrait être plus favorable à la discussion.
Nicolas Berghmans espère, lui, qu’un lien sera fait entre le débat sur le financement de la transition industrielle et "celui sur la réforme du pacte de stabilité et de croissance qui doit garantir la capacité des Européens à investir dans les besoins de la transition bas carbone". Un dossier que des personnalités politiques et du monde de l’économie tentent régulièrement de mettre à l’agenda, sans succès jusqu’à présent (lire sur AEF info).
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Claire Avignon,
journaliste