En plus des cookies strictement nécessaires au fonctionnement du site, le groupe AEF info et ses partenaires utilisent des cookies ou des technologies similaires nécessitant votre consentement.
Avant de continuer votre navigation sur ce site, nous vous proposons de choisir les fonctionnalités dont vous souhaitez bénéficier ou non :
Très suivi sur Twitter, Matthieu Lépine, un professeur de Seine-Saint-Denis, a réussi, en l’espace de trois ans, à imposer les accidents du travail mortels comme un "fait social" et à désanonymiser ces drames cantonnés aux faits divers. Les ingénieurs trentenaires à l’origine du compte @plans_de ont fait du recensement quotidien des plans sociaux leur cheval de bataille, enrichissant ce décompte d’infographies sur des données plus macro peu médiatisées. Un collectif de syndicalistes, presque tous cégétistes, fait témoigner les licenciés sur sa chaîne Youtube et propose un coaching en ligne pour armer les élus des CSE pour affronter un PSE. Trois cas où la lucarne des réseaux sociaux permet de requestionner le travail à "hauteur d’homme". Pour AEF info, ces cyberactivistes témoignent de leurs démarches.
Cette dépêche est en accès libre.
Retrouvez tous nos contenus sur la même thématique.
Certains "médiactivistes" utilisent les réseaux sociaux pour rendre plus visibles des sujets liés au travail relativement peu médiatisés Pexels - Tracy Le Blanc
Facebook, Twitter, plus rarement Youtube, Dailymotion ou Instagram, servent habituellement aux militants syndicaux à relayer et amplifier des actions de terrain (grève, manifestation, occupation), en utilisant au maximum le média photo pour illustrer et faire vivre ces mobilisations. Un usage classique plutôt complémentaire des tracts papier, concluent les sociologues Marie Benedetto-Meyer et Laurent Willemez dans une étude d’avril 2021 pour la CFTC sur les organisations syndicales et les nouveaux médias numériques.
"Protestations virtuelles"
Mais les réseaux sociaux, de par leur horizontalité, font aussi émerger d’autres statuts de parole, d’autres points de vue et des communautés plus protestataires. Un investissement militant qui va davantage puiser du côté de "l’alteractivisme". Et pour la chercheuse belge Clara Van der Steen, ces démarches ont pu profiter de la crise sanitaire.
"Tandis que les rassemblements et, par extension, les manifestations, ont été limités voire interdits, les actions militantes se sont transformées pour s’adapter au contexte actuel, entraînant une augmentation de protestations virtuelles." D’autant plus que "les violences et les inégalités déjà en place se sont vues exacerbées" par la pandémie, écrit-elle dans un article de juin 2021, publié sur le site de l’association qui l’emploie, le CPCP (Centre permanent pour la citoyenneté et la participation).
C’est le chercheur Geoffrey Pleyers qui a défini le concept d’alteractivisme dans un article paru en 2016. Il identifie les alteractivistes, majoritairement comme des individus issus des années 2000, impliqués dans des mouvements militants et engagés tant sur le plan politique que sentimental. Leur but est de repenser les formes de résistance participant à une vision du monde alternative et à un changement autant sur le plan social que politique. Cette nouvelle génération use de techniques adaptées à son époque, notamment des modalités d’internet. Une grande partie de leur participation militante se déroule sur le web grâce aux réseaux sociaux, même s’ils articulent des militances à la fois en ligne et hors ligne.
Le terme de médiactivistes a été popularisé par Dominique Cardon et Fabien Granjeon dans un ouvrage de 2010 traitant uniquement d’internet.
Cette "mobilisation des claviers" est motivée par l’envie d’agir "sur une situation spécifique jugée injuste", note Clara Van der Steen. Par exemple, ce qui a fait passer à l’acte Matthieu Lépine, l’auteur du compte Twitter "Accidents du travail : silence, des ouvriers meurent" (@DuAccident), c’est une sortie polémique d’Emmanuel Macron en 2016, dans laquelle celui qui n’était encore que ministre de l’Économie estimait que dans l’entreprise, c’est le patron qui prend le plus de risques et "peut tout perdre".
Recenser les accidents du travail mortels
Une affirmation passant complètement à côté d’une réalité : les salariés peuvent aussi tout perdre, et notamment leur vie, lors d’un accident du travail. Le professeur d’histoire-géographie de Seine-Saint-Denis décide alors de se documenter sur ce sujet. Il repère des articles dans la presse - "n’allant jamais plus loin que la brève", dit-il - avant de décider, en 2019, de procéder à un recensement quotidien des accidents du travail mortels, en s’inspirant du travail réalisé par le journaliste David Dufresne sur les violences policières
"Au début, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. La première année, j’ai recensé, via la PQR, 1 000 accidents du travail graves ou mortels. Aujourd’hui, j’en suis pour les années 2019 et 2020 à 568 morts au travail et 330 l’an dernier ; je ne comptabilise plus les accidents graves, faute de temps", explique Matthieu Lépine, qui a commencé ce travail sur un blog, puis l’a poursuivi sur les réseaux Facebook et Twitter.
Il s’est créé des alertes sur des moteurs de recherche via quelques mots-clés (accident, travail, ouvriers, décédés) et cible aussi dans la PQR les informations en ligne relatives à certains secteurs ou métiers (agriculture, bûcheronnage, industrie, machinisme, BTP, marins-pêcheurs) potentiellement plus accidentogènes. Beaucoup de gens lui envoient aussi des articles de presse locale ; certains témoins d’accidents du travail le préviennent même en direct, avant toute médiatisation.
Derrière chaque accident, une histoire
Avec 41 600 abonnés, le compte de Matthieu Lépine est devenu une sorte de référence. Des avocats, des inspecteurs du travail l’interpellent, raconte-t-il. Pour savoir s’il a connaissance d’accidents du travail liés à un type particulier de machine ou associés au nom d’une entreprise, qui apparaît dans une procédure judiciaire en cours. Des syndicalistes placardent ses décomptes dans leurs usines. Des formateurs se servent de son compte Twitter pour faire de la prévention auprès des jeunes qu’ils forment. Des inconnus lui écrivent pour le "remercier de s’intéresser à ça".
Les réseaux sociaux ont rendu visible sa démarche, qui, elle-même, "désinvisibilise" un sujet social, l’accident du travail, cantonné le plus souvent aux statistiques annuelles de la sécurité sociale. "Des données brutes, sans dimension humaine alors que derrière chaque accident mortel, il y a un nom, une histoire, une famille", insiste Matthieu Lépine, qui fait aussi sur son blog (Une histoire populaire) le portrait de certains de ces disparus, à la demande de leurs proches.
Ce "médiactiviste" s’estime aujourd’hui "plus efficace avec ses tweets que quand il distribuait des tracts" pour un parti de gauche dont il s’est éloigné en 2017. Même s’il ne croit "pas parvenir à révolutionner quoi que ce soit". Car, malgré la récente campagne de prévention lancée par le gouvernement sur les accidents du travail (lire sur AEF info), la question ne lui semble toujours pas analysée dans sa globalité.
"Dans 100 % des cas, quand les familles des ouvriers décédés saisissent la justice, on leur parle de faute humaine, d’erreur individuelle. Jamais des conditions et de l’organisation du travail, de l’impact des cadences, des normes de sécurité, des formations reçues ou pas par la victime", constate-t-il, questionnant aussi le niveau des sanctions. "Si elles étaient plus lourdes, les entreprises feraient peut-être plus attention."
De sa veille dans la presse, Matthieu Lépine a tiré quelques constats. Ainsi "90 à 95 % des personnes qui meurent au travail sont des hommes". Les femmes, elles, sont plus souvent victimes d’accidents invalidants, surtout dans l’aide à domicile - un phénomène peu évoqué également selon lui. "Beaucoup de décès concernent des intérimaires, des travailleurs détachés", sur des chantiers employant "une cascade de sous-traitants". Et dans ces cas de figure, "tout le monde se débine, personne ne veut endosser la responsabilité", se désole l’enseignant. Et comme les travailleurs concernés sont souvent seuls, isolés sur un chantier, "il n’y a plus cette solidarité entre travailleurs", estime-t-il.
Derrière le compte Twitter @plans_de (3 500 abonnés), qui recense, lui, les licenciements depuis octobre 2020, existe la même volonté de "documenter les choses, de les suivre dans la durée et, en parlant tout le temps, d’en faire un cheval de bataille", affirme son créateur, Régis
Un "travail de fourmi"
À coups d’alertes Google pour trouver les informations et de tableurs pour stocker les données, il commence sa recension, qui le conduit aujourd’hui à 411 plans sociaux enregistrés depuis octobre 2021 et 110 000 salariés privés d’emplois. Contrairement à Matthieu Lépine, Régis n’agit pas seul. Il a vite sollicité l’aide d’autres twittos, répartis entre Marseille, Paris et Fontainebleau.
La petite équipe (quatre personnes) s’est partagé le suivi des sources et échange via la messagerie Telegram. Elle s’est également dotée d’un formulaire en ligne où les salariés peuvent signaler en direct un plan social - Régis et ses collègues se refusant à parler de plan de sauvegarde de l’emploi. "Notre approche est très modeste. Nous nous sommes abonnés à des journaux mais nous n’avons pas le temps de faire de l’investigation pour vérifier ces informations", commente Anton, ingénieur lui aussi. "En revanche, une fois un plan de licenciement signalé, on en suit l’actu : les batailles juridiques, les mobilisations syndicales…"
Ce "travail de fourmi" est "complété par des informations plus macro", dit-il. En rendant plus digestes les expertises trimestrielles de la Dares et de l’Insee à travers des infographies. "Une image vaut 1 000 mots et décuple la capacité virale d’un message sur les réseaux", assure Anton, qui réalise les data-visualisations du compte Twitter @plans_de.
Une autre lecture des statistiques
Il se fait fort d’utiliser ces statistiques publiques pour insister sur des données accessibles mais peu ou pas médiatisées. Par exemple le record historique atteint par le nombre de radiations des chômeurs de Pôle emploi, repéré dans une étude de la Dares. Soit 52 300 au 4e trimestre 2021 contre moins de 10 000 en 1996.
Fin mars, le compte Twitter Plans de licenciement s’est livré à un bilan à charge du premier quinquennat Macron, à coups de graphiques. Opposant par exemple au "traverser la rue pour trouver un emploi" d’Emmanuel Macron (en septembre 2018), les 5,6 millions de chômeurs, "16 fois plus nombreux que les emplois vacants" quatre ans plus tard. "On creuse les fins fonds de fichiers de la Dares et de l’Insee et on donne des outils pour une autre lecture", juge Anton, espérant la reprise de ce travail par des médias et des influenceurs, "au-delà du champ social et de Twitter".
Sans surprise, les données et infographies produites par @plans_de sont plutôt partagées sur les réseaux sociaux par des partis et organisations étiquetés à gauche (LFI, PC, Verts, Attac, CGT, Observatoire des multinationales…). Plus en phase avec la ligne anticapitaliste que sous-tend ce compte Twitter. "Il n’existe pas de loi physique et immuable du marché faisant des licenciements une fatalité, c’est la responsabilité d’un capitalisme financiarisé et mondialisé", résume Anton.
"Faire parler les vraies gens"
"Sauf pour une cinquantaine d’entreprises, on n’a pas tenu notre engagement de départ qui était de remonter jusqu’à l’actionnaire. C’est lui le coupable, pas le directeur du site ou le DRH qui sont trop facilement pris à partie", regrette Régis. Faute de temps aussi, le projet de "faire parler les vraies gens", d’incarner cette litanie d’emplois perdus, est resté au stade de l’intention.
Ces "vraies gens" victimes d’un PSE - Herbert, Marie-Pierre, Guy, Eric, Anthony - un autre compte Twitter, Stop licenciement (@CSlicenciement), les fait parler dans des vidéos sur Youtube. L’initiative émane d’un collectif de syndicalistes, encartés pour la plupart à la CGT, et représentants du personnel dans des entreprises qui ont connu de longues batailles juridiques autour de leur PSE, comme Cargill à Haubourdin (Nord) ou PPG (anciennement le Joint français) à Bezons (Val-d’Oise).
L’autre fait d’armes de ce collectif d’une petite dizaine de membres c’est de proposer un coaching gratuit aux membres des CSE confrontés à leur premier plan social et souvent démunis. "Il y a des étapes clés à ne pas rater. Les cabinets, les avocats, communiquent des infos juridiques sur la procédure ; nous, on livre notre vécu. Parce qu’un PSE c’est comme le cancer ; tant qu’il ne vous tombe pas dessus, on évite d’y penser et souvent on n’est pas préparé", raconte Catherine, déléguée syndicale chez PPG à Bezons.
Logique d’entraide
Préparer le recours aux experts, repérer les relais dans la presse, utiliser WhatsApp ou Teams pour mobiliser en interne, trouver la bonne posture avec la Dreets, l’inspection du travail, la direction… tous ces réflexes, le compte @CSlicenciement les a listés en mai 2021 dans un document Powerpoint - devenu support d’une formation. Et ce, avec le concours de Fiodor Rilov.
Cet avocat, qui intervient auprès des CSE de Cargill et de PPG, a aussi mobilisé deux étudiants de son cabinet au bénéfice de la chaîne Youtube Stop licenciement pour interviewer les salariés licenciés. "Recueillir leur ressenti est important car derrière une personne licenciée, c’est souvent une famille entière qui tombe", justifie Catherine.
"La logique de tous nos canaux en ligne (site, comptes Facebook, Twitter et Youtube, page LinkedIn), c’est l’entraide. Plus on sera nombreux à résister, plus on pourra espérer faire changer la loi", affirme la syndicaliste, qui dit vouloir "interdire les licenciements sans motif économique" et "réformer le CIR et le CICE" pour conditionner leur octroi au maintien de l’emploi dans les entreprises bénéficiaires. Le site Stop licenciement a d’ailleurs rédigé une proposition de loi en ce sens.
La déléguée syndicale CGT de PPG admet toutefois que le coaching pour les élus de CSE a encore du mal à trouver son public. De premières formations ont eu lieu, mais au sein d’unions départementales de son syndicat. La démarche se veut pourtant trans-syndicale. Et pour la diffuser plus largement, l’équipe de Stop licenciement n’a pas hésité à revoir son affichage. "Au départ, notre site internet arborait un fond rouge, très marqué CGT. On a changé de code couleur pour du bleu et du jaune, plus neutres. On a hésité à enlever le logo du syndicat puis finalement on l’a laissé".
Ce militantisme en ligne "consomme" beaucoup de temps et d’énergie et empiète sur la sphère privée. Et ses auteurs se questionnent sur la façon de tenir la longueur. Du côté de @plans_de on dit réfléchir à créer une association pour avoir plus de moyens humains et financiers pour payer les abonnements presse d’une part, et pour approfondir le côté témoignages d’autre part. Matthieu Lépine se demande lui, chaque année, "jusqu’à quand" il va continuer mais "il ne [se] voit pas arrêter d’un coup". Il dit réfléchir à un documentaire, un livre, ou une chronique dans un journal pour poursuivre son action, hors de la "bulle" des réseaux sociaux.
Vous souhaitez contacter
Sabine Andrieu,
journaliste