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Michel Deneken, président de l’Unistra, a-t-il contrevenu à son devoir de réserve ou de neutralité quand il a appelé, avec d’autres universitaires, à voter au 1er tour pour Emmanuel Macron ? C’est ce que pensent ses opposants (lire ici). Dans un texte adressé à AEF info, Jean-Yves Mérindol, ancien conseiller ESR de François Hollande et ancien président de l’ENS Cachan et d’USPC, rappelle, sur la base du code électoral, que les universitaires peuvent cumuler des fonctions académiques et des mandats politiques et qu’historiquement, "il n’y a jamais eu de tradition républicaine de neutralité pour les universitaires". Au-delà de la question de l’opportunité d’un tel appel, il estime que "quel que soit le résultat des prochaines élections, il est important que les présidents d’université, comme tous les universitaires et tous les citoyens, puissent exercer leurs droits constitutionnels."
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Jean-Yves Mérindol, ancien président de Sorbonne Paris Cité, et ancien conseiller de François Hollande D.R.
Les élections sont un moment qui permet de s’engager publiquement dans la vie politique en appelant à voter, soit pour un candidat, soit contre un autre. Ceux qui le font indiquent parfois leur profession (professeur de l’université X, chargé de recherche au CNRS, etc.) ou leurs fonctions (directeur de laboratoire, doyen de faculté, voire président d’université). Certains engagements sont plus forts, comme celui de ceux qui se portent candidats. Quid des règles en la matière ?
Les règles de droit
En application de règles très anciennes, certains fonctionnaires ne peuvent se présenter aux élections politiques (parlement, départements, régions, communes). Ainsi, selon l’article LO.132 du code électoral, les préfets, les recteurs, des fonctionnaires importants (dont les magistrats) et d’autres (dont les membres des cabinets des présidents ou maires des communes les plus importantes) ne peuvent se porter candidats aux élections législatives ou sénatoriales dans les circonscriptions où ils exercent ou ont récemment exercé leurs fonctions. Il s’agit de prévenir tout soupçon de conflit d’intérêts entre ces fonctions d’autorité et un mandat électif.
Il suffit de lire cet article pour constater que les universitaires, quelles que soient les responsabilités qu’ils exercent dans ce cadre, ne sont pas concernés par ces règles d’inéligibilité, et peuvent librement se présenter à toutes les élections.
Le Conseil d’État autorise les universitaires à cumuler mandat électif et fonctions académiques depuis 1893
Mieux encore : depuis 1845, les professeurs élus comme parlementaires sont autorisés, par dérogation aux règles s’imposant aux autres agents de l’État, à exercer ce mandat électif sans avoir à cesser leurs fonctions académiques (art. LO.142 du code électoral). Cette règle a été justifiée par le Conseil d’État dans un avis du 31 octobre 1893 : "Ces professeurs, ne devant leur nomination qu’à eux-mêmes, échappent à toute suspicion dans la mission de contrôle qu’ils sont appelés à exercer en tant que députés sur les actes du gouvernement".
L’exemple de Jaurès est intéressant : chargé de cours à la faculté des lettres de Toulouse depuis 1883, il a dû quitter le métier d’universitaire quand il a été élu député de 1885 à 1889 puis après 1893 (il ne bénéficiait pas de la dérogation alors accordée aux seuls professeurs). En revanche, revenu à la faculté en 1889, il a pu continuer à assurer en 1892-1893 ses enseignements alors qu’il était devenu adjoint au maire de Toulouse. Il n’y avait en effet pas d’incompatibilité avec ce type de mandat.
Les universitaires exerçant des responsabilités particulières : un peu d’histoire
La situation s’est simplifiée depuis puisque tous les enseignants-chercheurs bénéficient maintenant de la possibilité de cumuler activité universitaire et mandat parlementaire (et revenus associés).
On pense ici aux doyens des facultés (avant 1968) et aux présidents d’université (depuis cette date) mais ce qui suit s’applique aussi à des responsabilités moins importantes, par exemple aux directeurs de laboratoires ou d’UFR. Remarquons tout d’abord que le Code électoral ne les distingue en rien de leurs collègues : ils sont donc éligibles. Ceci a été largement utilisé, du début de la troisième République à nos jours. Ainsi, Henri Wallon, à l’origine de l’amendement qui a installé en 1875 la République, sénateur depuis décembre 1875, devient en mars 1876 doyen de la faculté des lettres de Paris, cumulant ces deux fonctions jusqu’en 1881.
Plus récemment, des présidents d’université en cours de mandat se sont présentés aux élections législatives. On peut citer le giscardien Jean-Claude Dischamps, président de l’université de Nice depuis 1971 quand il se porte candidat aux élections de 1973, ou le socialiste Dominique Gambier, président de l’université de Rouen depuis 1986 quand il se présente en 1988. Le premier, battu, reste président de son université tandis que le second, élu, quitte alors son mandat universitaire.
Si je ne connais pas d’exemples de président d’université en exercice ayant, comme Wallon en son temps, cumulé cette responsabilité avec un mandat de parlementaire, il y a de nombreux exemples de présidents qui sont en même temps élus, parfois adjoints ou vice-présidents, d’une collectivité territoriale. On peut citer, s’agissant des conseils régionaux, Jean-Claude Rémy (Angers) dans les années 1970, Dominique Gambier, déjà cité, pour les années 1980, Pierre Bardelli (Nancy-II) à la fin des années 1990. Pour les municipalités, citons pour les années 1970 Pierre Delbarre (Paris-V), élu à Paris sur la liste présentée par Jacques Chirac, ou Josette Travert (université de Rouen), adjointe au maire socialiste de Rouen à la fin des années 2000. Jean Germain (université de Tours) dirige pendant tout son mandat (de 1988 à 1993) le cabinet du ministre socialiste André Laignel.
"Tous les universitaires ont une très grande liberté d’expression et d’engagement politique"
Ces présidents d’université s’inscrivent dans une tradition installée par des doyens dès le début de la IIIe République. Deux exemples anciens : Charles Violette, doyen de la faculté des sciences de Lille de 1873 à 1888, conseiller municipal en 1875, devient un peu plus tard premier adjoint au maire de Lille ; René Gosse, doyen de la faculté des sciences de Grenoble de 1927 à 1940, est élu en 1929 sur la liste socialiste de Paul Mistral (tous deux sont des fondateurs du Comité de vigilance antifasciste de la ville). En 1940, alors qu’il est adjoint au maire et doyen, Vichy le révoque de ces deux fonctions pour "opinions extrémistes". Au vu de son rôle dans la Résistance, il sera assassiné avec son fils en 1943.
Comme on le voit, les universitaires peuvent s’impliquer dans la vie politique, et ils n’ont pas manqué de le faire, même quand ils exercent dans le même temps des responsabilités académiques. Il n’y a en la matière aucun devoir de réserve : tous les universitaires ont une très grande liberté d’expression et d’engagement politique. Ce qui les expose évidemment à la critique (la politique n’est pas un espace de consensus).
Les présidents d’université, qui sont des élus, ne sont pas des fonctionnaires d’autorité devant appliquer les directives de l’État, ce que le Conseil d’État a clairement justifié dès 1893, au moment où se prennent les grandes lois sur les libertés publiques. C’est pourquoi, ils jouissent de libertés politiques refusées aux préfets et aux recteurs.
Présidents et universitaires doivent pouvoir utiliser leurs droits constitutionnels
Ces rappels juridiques et historiques vont nous permettre de commenter une (petite) polémique strasbourgeoise qui a justifié une dépêche récente d’AEF info et des articles dans la presse locale. Michel Deneken, président de l’université de Strasbourg a rendu public (6 avril) un texte (ès qualité) co-signé avec quelques autres personnalités alsaciennes, dont les trois prix Nobel strasbourgeois, où il appelle à voter pour Emmanuel Macron le 10 avril.
Une telle prise de position entraîne évidemment deux types de critiques légitimes. D’une part, ceux qui font d’autres choix politiques ont toutes raison de contester l’analyse (les vertus du projet du candidat Macron) et la conclusion (l’appel à voter Macron). D’autre part, et indépendamment de ses propres choix (pour ou contre le vote Macron), on peut considérer que cet appel n’est pas opportun, parce que la balance entre avantages (d’autant qu’il est permis de douter de l’influence d’un tel appel sur les électeurs) et inconvénients (contestations internes, relations dégradées avec certains partenaires externes, affaiblissement de la fonction présidentielle) ne justifie pas une telle prise de risque pour un président, et indirectement, pour l’université qu’il dirige.
"Il n’y a jamais eu de tradition républicaine générale de neutralité pour les universitaires"
Cependant, ceux qui ont localement contesté cet appel (le Snesup-FSU de l’université de Strasbourg, FO-ESR 67 et les élus "Refonder" au conseil académique) ont aussi employé les arguments suivants :
On a vu qu’il n’y a jamais eu de tradition républicaine générale de neutralité pour les universitaires. L’article L121-2 évoqué plus haut concerne bien la neutralité de l’action de l’agent public, mais seulement "dans l’exercice de ses fonctions", et ce n’est évidemment pas dans ce cadre que s’est exprimé Michel Deneken ou qu’agissent les présidents élus locaux (sous réserve de ne pas utiliser les moyens de l’université pour faire connaître leur position ou pour exercer leur mandat). Ces arguments, repris ces derniers jours par des partisans de Marine Le Pen qui parlent "de règles de neutralité" ou "d’obligation de réserve", ne sont pas fondés
La liberté d’expression des responsables universitaires a plusieurs fois été précieuse
Pire : ils sont dangereux. Ceux qui tiennent aux libertés publiques collectives et individuelles ne peuvent que s’inquiéter de voir que des élus académiques et des syndicats locaux essaient de limiter la liberté d’expression des responsables universitaires. Celle-ci a pourtant été précieuse à diverses occasions : appel (ès qualité de "présidents d’université") à voter contre l’extrême droite en 2002 et 2017 (en 2002, le FN avait dénoncé cet appel en invoquant un devoir de réserve) ; en 2021, critique publique de la ministre accusant les universités d’être gangrenées par l’islamo-gauchisme.
Quel que soit le résultat des prochaines élections, il est important que les présidents d’université, comme tous les universitaires et tous les citoyens, puissent exercer leurs droits constitutionnels. Les évolutions politiques peuvent nécessiter qu’ils le fassent très bientôt avec courage et intelligence, voire avec éclat, sans se réfugier dans le confort d’une neutralité ou d’une réserve que rien (ni la loi, ni les usages) ne leur impose aujourd’hui. Évitons donc de la suggérer en utilisant de mauvais arguments.
Jean-Yves Mérindol
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