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Une fuite le 4 juin dernier de la proposition de règlement portant établissement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui sera officiellement présentée le 14 juillet prochain par la Commission européenne, a fait réagir de nombreux acteurs. Pierre Leturcq, policy analyst pour le think tank Europe Jacques Delors, revient pour AEF info sur les enjeux de cette réforme que la France espère voir aboutir lors de sa présidence du Conseil de l’UE, au premier semestre 2022. Il estime sur les deux sujets qui devraient être au cœur des discussions au sein des instances européennes et avec l’OMC, les quotas gratuits et l’affectation des recettes, le projet est "peu éloquent". Il note aussi que reconnaître la seule tarification du carbone comme moyen d’échapper au CBAM est "problématique du point de vue de l’accord de Paris". L’expert appelle la Commission à accélérer le volet diplomatique et à en faire "un des éléments clés de discussions lors de la COP 26".
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Europe Jacques Delors
AEF info : Pouvez-vous faire le point sur l'état de la discussion européenne concernant le lien entre commerce international et environnement ?
Pierre Leturcq : C’est un sujet qui tient à cœur à la France depuis plusieurs années. Dans un contexte de polarisation des positions politiques sur la question, et de gel du processus de ratification de l’accord UE-Mercosur, la réconciliation du commerce international et des politiques de soutenabilité pourrait être l’une des priorités de la présidence française du Conseil de l’UE début 2022. Par ailleurs, au vu de la pression croissante d’une grande partie des citoyens européens sur les enjeux environnementaux, la Commission devra continuer dans les années qui viennent de renforcer le volet développement durable de ses accords commerciaux et d’assurer une meilleure surveillance par la société civile. Pour le moment, les accords ont assez peu de "dents" en la matière. Il existe aussi peu de métriques internationales sur l’impact des méthodes de production sur la biodiversité, la déforestation, etc. La France voudra des résultats. Le CBAM pourrait bien être l’un des principaux éléments à disposition pour avancer.
AEF info : Quel est le rapport de force au sein du Conseil ?
Pierre Leturcq : Il y a beaucoup de dissensions. Les pays scandinaves, par exemple, défendent une approche libérale et s’opposent au renforcement des clauses environnementales, préférant une division nette entre accords commerciaux et politiques environnementales. La République tchèque est alignée sur cette position. Mais la France a des alliés au Conseil, notamment l’Espagne et l’Italie, elle n’avance pas seule. Elle s’est d’ailleurs trouvé un nouvel allié de poids l’an dernier en signant avec les Pays-Bas un non-paper
AEF info : Quels sont les enjeux autour du CBAM ?
Pierre Leturcq : Il y en a deux. Le premier est de régler le problème qui se pose dans un contexte de renchérissement des prix du carbone dans le système d’échange de quotas d’émission (SEQE), qui risque de faire courir à un nombre croissant de secteurs industriels un risque réel de fuite de carbone. Le second est tout simplement de participer à la lutte contre le changement climatique, et d’éviter que les ambitions dans l’Union européenne soient amoindries par un déplacement des émissions vers des législations moins-disantes.
Le média Contexte a publié le 4 juin dernier le projet de proposition de règlement préparé par la Commission européenne sur le CBAM. La version définitive sera présentée le 14 juillet prochain dans le cadre du paquet "Fit for 55".
En l’état, le texte est composé de 45 articles. Il établit un mécanisme d’ajustement à la frontière pour le carbone "afin de réguler les émissions de gaz à effet de serre intégrés dans certains produits lors de leur importation sur le territoire douanier de l’Union, dans le but de prévenir le risque de fuite de carbone" (article 1er). Il prévoit pour cela de créer une "Autorité CBAM" (article 12) auprès de laquelle les importateurs de certains biens (ciment, électricité, engrais, fer et acier, aluminium) devront s’enregistrer. Ils devront s’acquitter de "certificats CBAM" en fonction du contenu CO2 de leurs produits, qui seront calculés selon le prix des quotas sur le marché SEQE. Un déclarant pourra demander une réduction du nombre de certificats CBAM à restituer selon le prix du carbone qu’il aura payé dans le pays d’origine pour les émissions déclarées (article 9).
L’article 37 prévoit le cas où les importateurs vendront des biens dont les quotas sont gratuits au sein du marché carbone européen (article 37), afin d’être conforme avec les règles de l’OMC.
AEF info : Comment avez-vous accueilli le draft qui a fuité la semaine dernière ?
Pierre Leturcq : Selon nous, la question climatique devra prévaloir dans tous les aspects du mécanisme, du début à la fin. À cet égard, la façon dont l’UE concevra son mécanisme est aussi importante que ce qu’elle fera des revenus. Or, sur ce dernier point, le texte donne peu d’éléments. Certaines personnalités politiques au niveau national ont présenté le CBAM comme une taxe qui servira à rembourser le plan de relance européenne. En réalité, cela ne peut pas être le cas, ou alors cela affaiblira la logique environnementale de cette mesure qui est un aspect clé de sa compatibilité avec les règles de l’OMC. Dans le cadre de nos travaux pour Europe Jacques Delors, Pascal Lamy, Geneviève Pons et moi plaidons pour que les recettes supplémentaires générées soient utilisées pour financer des fonds internationaux destinés à soutenir la transition climatique dans les pays les plus vulnérables.
L’autre sujet concerne les allocations gratuites de quotas d’émission. Là encore, le document est peu éloquent. Il dit seulement que les certificats CBAM devront être réduits en proportion lorsque les quotas du SEQE auront été alloués à titre gratuit (article 37). Nous craignons malgré tout que cela soit vu par l’OMC comme une double compensation, et nous préconisons donc la suppression rapide des quotas gratuits dès que le CBAM sera mis en place.
AEF info : L’un des sujets qui émergent avec le CBAM est le traitement des exportations. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pierre Leturcq : Les entreprises qui produisent dans l’Union européenne mais qui exportent à l’extérieur du marché commun craignent un désavantage compétitif dès lors qu’elles exporteront vers des régions qui n’appliquent pas de tarification carbone. Certains acteurs, notamment en Allemagne, demandent un rabais aux exportations, c’est-à-dire la restitution du prix carbone de l’UE pour le volume de production que les entreprises exportent. Ils savent que ce serait illégal du point de vue de l’OMC mais préconisent de passer outre et de faire face aux éventuelles mesures compensatoires. Mais il nous semble primordial que l’UE, l’un des rares bons élèves de l’OMC, continue à respecter les règles et à soutenir cette organisation. En outre, cette solution ne répondrait pas à la logique essentiellement environnementale du CBAM qui consiste à créer un avantage compétitif pour les productions bas carbone.
AEF info : Quelles solutions préconisez-vous alors ?
Pierre Leturcq : Nous préconisons le plus d’ambition possible, et donc la suppression rapide des quotas gratuits. Mais il est probable que certains pays comme l’Allemagne voudront garder une petite proportion d’allocations gratuites correspondant au volume de ventes réalisées à l’étranger pour soutenir les exportateurs européens.
AEF info : Le draft tel quel vous semble-t-il respecter les règles de l’OMC ?
Pierre Leturcq : Ce qui est clair, c’est que la Commission entend présenter un texte qui soit complètement compatible avec les règles de l’OMC. Elle ne propose d’ailleurs pas de rabais aux exportations.
AEF info : Même si l’UE parvenait à un texte 100 % compatible, il y a de grandes chances que les réactions à l’international soient très négatives, non ?
Pierre Leturcq : C’est ce que j’appelle le "first mover disadvantage", par opposition au "first mover advantage" [avantage du précurseur]. Il y a un gros travail à mener, tant au sein de l’UE qu’à l’extérieur. La Commission va devoir être sûre d’elle du point de vue de l’OMC, expliquer sa logique. Et s’engager activement dans les forums internationaux sur le climat. À mes yeux, cela devrait faire partie des éléments clés de discussions lors de la COP 26 dans le cadre d’une réflexion plus globale sur ce que le commerce international peut faire pour encourager la transition soutenable.
Nous préconisons également de créer un forum de comparabilité des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le document qui a fuité ne reconnaît que la tarification du carbone comme moyen d’échapper au CBAM ou de diminuer les certificats à restituer. C’est problématique du point de vue de l’accord de Paris, cela pourrait donner l’impression que l’UE pousse à la création de marchés carbone alors que les parties ont la liberté de prendre les mesures qu’elles veulent, y compris réglementaires, pour réduire leurs émissions.
AEF info : On sait que les discussions entre les instances européennes sont parfois longues et peuvent s’enliser. Est-il envisageable d’avoir un accord lors de la présidence française du Conseil de l’UE ?
Pierre Leturcq : Cela me semble crédible. La présentation étant prévue mi-juillet, les discussions au sein du Parlement et du Conseil pourraient commencer à la rentrée et aboutir avant la fin de l’année. Ce serait d’ailleurs intéressant que le Parlement se prononce avant la COP 26 de Glasgow en novembre ou au moins avant la conférence ministérielle de l’OMC à Genève en décembre. Cela permettrait aussi d’enclencher la phase de trilogue sous présidence française. L’UE serait alors dans les temps pour une mise en œuvre dès 2023, comme le souhaite la Commission.
À noter que les discussions sur le CBAM seront forcément mêlées à celles sur la révision du SEQE, en particulier sur la question des allocations gratuites.
Pour E3G : "Il n’y a rien de très surprenant dans cette proposition. La Commission européenne en avait donné les grandes lignes au compte-gouttes depuis des mois. Ce que nous avons, c’est un outil assez limité orienté vers la gestion des intérêts nationaux par rapport aux considérations externes et climatiques. Il se concentre sur une poignée de secteurs, l’allocation gratuite est maintenue pour une période non spécifiée, ce qui augmente le risque que cela soit interprété comme une double protection, les revenus étant réservés au budget de l’UE. En termes de commerce réel, l’impact sera principalement ressenti par les pays voisins de l’UE. Toutefois, cela n’exclut pas la possibilité que les partenaires commerciaux ne réagissent pas fortement, uniquement sur le plan symbolique. En bref, il s’agira d’un grand coup de pouce politique sans que cela ne se traduise par des actions concrètes en faveur du climat."
Pour l’Institut pour la politique environnementale européenne (IEEP) : "Il y a deux tests décisifs pour le CBAM de la Commission européenne : permettra-t-il une plus grande ambition nationale ? Permettra-t-il une plus grande ambition internationale, notamment parmi les grands émetteurs, et contribuera-t-il au commerce vert ? Dans sa forme actuelle, la proposition a malheureusement peu de chances d’atteindre l’un ou l’autre de ces résultats indispensables." Et d’ajouter : "Ce projet est peut-être compatible avec l’OMC, mais cela ne signifie pas que les partenaires commerciaux l’approuveront. En particulier, il ne répond guère aux préoccupations des pays les moins avancés et des pays vulnérables au changement climatique, sans référence à d’éventuelles exemptions ou à l’utilisation des recettes pour soutenir leur transition vers une économie à faible émission de carbone. L’UE devra intensifier son engagement diplomatique avec ces pays en particulier."
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Claire Avignon,
journaliste