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"Lassitude", "épuisement", "morosité", "agressivité"… Tels sont les qualificatifs utilisés pour définir l’état d’esprit des personnels de l’enseignement supérieur sur le mois d'octobre, qui a vu la plupart des établissements passer à la jauge de 50 % puis au reconfinement, et donc au déploiement massif du télétravail. Alors que tous les moments de convivialité ont disparu, la charge de travail, elle, ne s’est pas amenuisée, les personnels devant mener de front les urgences et le suivi des dossiers au long cours. Et contrairement au discours volontariste des chefs d’établissement, tout n’était pas "prêt", que ce soit du côté des enseignants pour passer en distanciel, ou du côté de l’administration pour rebasculer en télétravail.
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Comment vont les troupes dans les établissements d’enseignement supérieur ? À en croire les témoins d’AEF info, c’est le sentiment de lassitude qui domine depuis la rentrée. "Même pour les collègues les plus déterminés, une lassitude s’installe face à l’indécision, les changements à appliquer du jour au lendemain, en plus de l’inquiétude sur d’éventuels décrochages d’étudiants", explique par exemple Joël Alexandre, président de l’université de Rouen Normandie. "Je crains que l’année finisse assez mal. Il y a un vrai épuisement qui se fait sentir." "Il ne faut pas sous-estimer le fait que la communauté est extrêmement sollicitée et fatiguée", abonde Jeanick Brisswalter, président de l’université Côte d'Azur. "Il y a beaucoup d’incertitude sur la façon dont elle va continuer à supporter toutes ces contraintes."
Morosité du cadre de travail
Bruno Bureau, VP RH de Rennes-I, évoque de son côté "un sentiment de morosité global qui dépasse la sphère universitaire". "Tous les aspects festifs du cadre de travail ont disparu, que ce soit les pauses-café, les repas, les fêtes d’établissement – l’Arbre de Noël de Rennes-I vient d’être annulé. Tous les moments de convivialité qui font que travailler est un plaisir ont disparu", observe-t-il. Constatant un "gros besoin de soutien psychologique pour les personnels", Rennes-I a d’ailleurs prévu de recruter un psychologue du travail.
Cette question du lien social apporté par le monde professionnel est "primordiale", rappelle Jean-François Béteau, président de la FNCAS. "Et même si la situation est quand même différente que lors du premier confinement – avec des agents pouvant revenir travailler sur site – il y a nettement moins de contacts, et pas mal d’échanges se font par écrit", observe-t-il. "Les gens se croisent sur les campus, mais ne s’arrêtent plus pour discuter. Ce manque d’interaction est assez pesant", raconte également Jean-François Béteau. Lui aussi parle de "lassitude", d’autant que "nous ne voyons plus le bout du tunnel".
D’après lui, il est impératif, dans ce type de configuration, de réfléchir à de nouveaux outils pour recréer ce lien social qui s’est étiolé ces derniers mois. "C’est un vrai sujet qu’il va falloir investiguer pour tenter de ramener du lien. D’autant que les tentatives durant le premier confinement n’ont pas été très probantes. Les 'pauses-café virtuelles’ sur Zoom par exemple, ce n’est pas dans notre culture."
Le fait de devoir passer les enseignements (hors TP) à distance est pointé comme un vrai risque de décrochage pour les étudiants. Mais cette décision va sans doute soulager les instances dirigeantes des établissements à plusieurs titres : cela permet tout d’abord de régler l’épineuse question des locaux posée par la jauge de 50 %, chaque enseignant devant auparavant se préoccuper, pour chaque cours, de trouver une salle assez grande pour accueillir les effectifs dans le respect de la distanciation physique.
Quand cela n’était pas possible, les enseignants avaient alors le choix de passer l’enseignement en comodal, ce qui supposait un équipement adéquat (système de captation vidéo dans les salles ou amphis), loin d’être généralisé. Dans les faits, beaucoup d’enseignants se retrouvaient contraints à un autre choix : dédoubler les groupes… et les enseignements ! Avec deux options possibles : réduire de moitié le volume de cours des étudiants ou faire exploser leur volume d’heures complémentaires. Un vrai casse-tête pour les gouvernances d’établissements, qui commençaient à faire les comptes avec inquiétude.
reprise des dossiers au long cours
L’autre différence importante avec le premier confinement, c’est que les dossiers au long cours ont repris. Alors que mars-juin avait été une sorte de parenthèse où les établissements étaient quasi fermés et où toutes les énergies étaient concentrées sur les plans de continuité de l’activité et le passage au distanciel, là, il faut tout mener de front, aussi bien la gestion des urgences qui tombent au gré des mauvaises nouvelles sanitaires (travail sur les locaux pour respecter la distanciation, mise en place du travail à distance, recensement des étudiants précaires, installation des équipements de captation vidéo…), que le plan de relance (AAP immobilier), le suivi de toutes les réformes en cours (Inspé, BUT, bac+1…) ou la vie classique des établissements (élections, dialogue de gestion, évaluation HCERES, maquettes de formation…). Sans compter, pour certains sites, la mise en place de leur établissement expérimental. Ou l’annonce des bonnes nouvelles – à PSL et Saclay – ou mauvaises – à Lyon – concernant leur labellisation idex….
"À la situation sanitaire s’ajoute aussi la mise en place de notre nouvelle université, ce qui est extrêmement complexe et compliqué", témoigne par exemple Jeanick Brisswalter, président de l’université Côte d'Azur, qui enchaîne l’organisation d’élections à tous les échelons. "La communauté est donc très sollicitée depuis le début de l’année, voire depuis début 2019. Mais personne n’abandonne. Un message que je fais passer régulièrement, c’est d’être le plus flexible possible et ne pas s’imaginer qu’on va faire aussi bien que d’habitude. Ça permet de faire baisser la pression et d’apporter un maximum de sérénité."
Bertrand Raquet, DG de l’Insa Toulouse, constate de son côté que "la direction doit redoubler d’efforts pour aborder des réflexions plus stratégiques car, naturellement, l’attention des personnels se porte plus sur la gestion du quotidien". "Les personnels ont moins de disponibilité intellectuelle. Les projets avancent donc moins vite. C’est quelque chose que l’on ressent, par exemple en comité de direction, quand on aborde des points stratégiques." Mais pas question pour lui de rajouter de la pression : "Nous sommes à l’asymptote de notre situation. La direction doit rassurer, élaguer, soigner la QVT."
des enseignants Pas toujours préparés
Autre difficulté : le degré de préparation très inégal des enseignants au passage à distance. À AgroParisTech, le DG Gilles Trystram a observé deux profils : "Ceux qui ont eu à enseigner au printemps, et donc qui avaient déjà basculé en distanciel. Et ceux qui sont arrivés le 1er octobre en disant : 'Comment on fait ?'. Or, ceux qui se réveillent au dernier moment pèsent sur tout le système en amont, car cela a des implications sur le matériel, les salles, etc. Je ne leur jette pas la pierre car il y a eu beaucoup de choses à gérer aussi sur les activités de recherche, les partenariats… Les personnels courent après tout ça."
Toujours est-il que sur le terrain, on était parfois loin du discours des dirigeants assurant depuis la rentrée qu’ils étaient "prêts", que ce soit pour le comodal ou le 100 % distanciel. "Tout le monde avait le secret espoir que l’on pourrait faire une rentrée normale", concède Bruno Bureau. "Nous l’avons préparée sur la base des circulaires ministérielles de l’été. Tous les services étaient prêts. Mais les règles ont évolué avec l’aggravation de la situation sanitaire." Selon lui, le degré de préparation dépend des communautés : en DEG, les collègues étaient très réceptifs ; en informatique et en biologie, la pression démographique étudiante est forte et la comodalité était donc indispensable dès le départ ; en sciences dures, ils sont moins à l’aise."
concilier télétravail et qualité du service public
Une certaine impréparation semble vraie aussi pour le télétravail, beaucoup d’établissements n’ayant toujours pas adopté de charte en la matière et continuant de freiner des quatre fers. Pour Valérie Gibert, DGS de l’université de Rouen (et, depuis le 1er novembre, DGS de l’université de Strasbourg, lire sur AEF info), la difficulté tient au fait qu’il faut concilier télétravail et maintien d’une continuité de service public. "Le danger serait d’avoir un moindre accueil des étudiants, plus du tout de réponses aux appels sur les lignes fixes, un allongement des délais de réponse aux mails. Ce serait catastrophique. J’ai donc demandé qu’il y ait toujours quelqu’un de physiquement présent dans les services", expliquait-elle avant le reconfinement. "Éviter cet écueil du télétravail nécessite beaucoup de réflexion de la part des managers."
Même crainte à Rennes-I, qui n’a lancé que le 1er octobre dernier une "première vague d’autorisations de télétravail", sachant que jusqu’au printemps dernier, seuls 50 personnes télétravaillaient dans le cadre de la charte de l’université. "Il ne faut pas que cela ait de conséquence sur le service rendu aux étudiants. Il faut donc y aller prudemment, même si la demande est forte", explique Bruno Bureau.
AgroParisTech, elle, a équipé tous ses personnels d’un téléphone portable. Mais Gilles Trystram se veut prudent : "Le télétravail demande des adaptations et je vois des personnels un peu perdus, qui ne sont pas calés dans ce nouveau fonctionnement, qui ont du mal à trouver leur place. C’est un peu nébuleux. On est dans une transition."
"Il faut aussi impérativement que les établissements passent du travail à distance au télétravail. Il faut faire du vrai télétravail", insiste de son côté Jean-François Béteau. "Ce qui implique de dépasser la défiance qui peut encore exister entre les managers et les personnels dans l’ESR. Cette question de la confiance se pose encore et explique que le télétravail puisse toujours être difficile à déployer."
une résignation dangereuse ?
Au final, Pierre Pariente, enseignant-chercheur en contrôle de gestion à Paris-Nanterre, s’inquiète de l’ambiance qui règne sur son campus, trouvant ses collègues "résignés" : "Les profs sont dans la préservation, je ne les sens pas combatifs sur les moyens ou les questions d’organisation. Ils sont excédés par ce qui se passe et sont dans une forme de déprime." Il s’inquiète aussi de l’état du personnel administratif, notamment "des secrétaires qui ont de tout petits salaires, qui sont totalement dévoués à leur tâche et qui sont au bout du rouleau". Un état d’esprit qu’il juge "embêtant". "Je préfère la révolte. Parce qu’on pense qu’ils sont raisonnables, mais je crains la suite, les votes extrémistes…"
Selon le réseau des VP RH, la question du versement de la prime Covid a été une question compliquée pour les universités. "À Rennes-I, nous avons souhaité utiliser cette enveloppe pour abonder un fonds d’action sociale mais cela nous a été refusé par la Dgesip", relate Bruno Bureau. "Nous avons donc réuni les CT et un groupe de travail pour décider des critères de répartition. Comme beaucoup d’universités, nous avons choisi de donner le plus petit montant possible (330 euros), afin de toucher davantage de collègues, et de privilégier les Biatss, de catégorie C. Nous avons exclu les enseignants-chercheurs et enseignants. Mais cela a créé des tensions car il y a nécessairement de l’arbitraire." Rennes-I disposait d’une enveloppe de 90 000 euros, ce qui lui permettait de récompenser 270 personnes au maximum.
Les universités ont jusqu’à la fin de l’année pour la verser. Tous les établissements n’ont pas fait les mêmes choix : certains ont refusé de verser cette prime. D’autres ont débloqué une enveloppe complémentaire sur fonds propres. À Lille, il fallait faire acte de candidature et remplir un dossier en ligne. À Grenoble INP ou Toulouse-III, il y a eu un droit de tirage pour chaque structure. "À l’UCA, les primes Covid ont été attribuées exclusivement aux personnels Biatss, sur proposition des chefs de service. On n’a censuré aucun nom", note Jeanick Brisswalter.
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Gwénaëlle Conraux,
journaliste