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Depuis cet été, les parquets des tribunaux judiciaires de Reims, et de Rennes, expérimentent la mise en œuvre de l’amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiants. Dans ces deux ressorts qui participent avec trois autres à ce test avant sa généralisation en septembre, l’objectif est de dissuader les consommateurs pour réduire les trafics de cannabis et de cocaïne qui "polluent la vie des quartiers", selon Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes. Il en attend un "effet radar" qui permettra de modifier les comportements des usagers. Son homologue à Reims voit un "allègement procédural" dans cette nouvelle procédure et reconnaît qu’elle modifiera la recherche d’informations pour les services d’enquêtes.
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Unsplash - Gras Grün
Plus d’un an après la promulgation de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (lire sur AEF info), l’AFD (amende forfaitaire délictuelle) pour usage de stupéfiants commence à s’appliquer. Depuis le 16 juin 2020, les parquets des tribunaux judiciaires de Reims, de Rennes et Créteil, suivis à la mi-juillet de ceux de Lille et de Marseille expérimentent ce dispositif. Une première étape avant sa généralisation "dès la rentrée", annoncée par le Premier ministre Jean Castex fin juillet (lire sur AEF info).
L’amende forfaitaire est un "outil complémentaire" pour s’attaquer au phénomène de la consommation de drogue, rappellent Philippe Astruc, procureur de la République de Rennes, et Matthieu Bourrette, procureur de la République de Reims, interrogés par AEF info. L’usage de stupéfiants reste un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Mais dans certains cas, fixés par le ministère de la Justice et les parquets dans le cadre de l’expérimentation, l’usager en infraction devra s’acquitter d’une amende de 200 euros, minorée à 150 euros si elle est payée dans les 15 jours suivant la constatation de l’infraction, majorée à 45 euros si elle n’est pas réglée dans les 45 jours.
"effet radar"
Sa généralisation représente un enjeu de taille alors que, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 18 millions de personnes reconnaissaient avoir déjà fumé du cannabis en 2017, dont cinq millions dans l’année. Parmi eux, un million et demi était des usagers réguliers, dont 900 000 quotidiens. La cocaïne, avait été, elle, déjà testée par deux millions cent mille usagers, dont 600 000 dans l’année.
Impossible de verbaliser chaque consommateur compte tenu de l’ampleur du phénomène mais l’idée est d’agir sur toute la chaîne. "La demande de produits stupéfiants génère une offre et donc un trafic, présent dans beaucoup d’endroits. La lutte contre les trafics est compliquée : le trafic génère des troubles à l’ordre public autour des points de deal, elle rend la vie des riverains difficile, voire cause des règlements de comptes à coups d’armes automatiques", explique le procureur de la République de Rennes. "C’est un vrai problème social", estime Philippe Astruc. Face à ce qu’il qualifie de quasi "dépénalisation de l’usage", le magistrat a donné une "consigne d’utilisation assez volontariste" aux policiers et gendarmes nationaux.
"J’en attends une responsabilisation des usagers" et espère "un effet radar". "Quand ils ont été développés dans le cadre de la sécurité routière, la probabilité d’être pris a été plus grande et tout un chacun a changé de comportement. Peut-être que nous passerons à un million d’usagers ou 600 000 et que la demande pèsera moins sur l’offre", espère-t-il. Cent cinquante verbalisations ont été adressées dans son ressort depuis le début de l’expérimentation sur les près de 500 réalisées au niveau national. Un bilan provisoire qui sera affiné lors d’une visioconférence organisée par le ministère de la Justice avec les cinq parquets engagés dans l’expérimentation.
Un allègement procédural attendu
Matthieu Bourrette, procureur de la République de Reims, l’un des "plus petits tribunaux expérimentateurs", fait un autre calcul. Au 30 juillet, 15 jours après le lancement de l’expérimentation, il recensait "un peu moins de 40 dossiers" de verbalisation. En 2019, sur un peu moins de 700 faits d’usages de produits stupéfiants enregistrés dans le ressort de Reims, environ 600 concernaient des majeurs, un public cible pour l’AFD, qui exclut les mineurs de son champ. Dans 80 %, ces usagers adultes consommaient de la résine de cannabis, l’unique stupéfiant sur lequel le ressort de Reims a choisi d’expérimenter l’amende forfaitaire. "Divisé par 12, on arrive à 50 dossiers par mois" pour usage de stupéfiants. Sur le plan quantitatif, l’AFD n’est donc pas inintéressante."
Par ailleurs, "sur les 23 000 dossiers de crimes, délits et contraventions de 5e classe enregistrés par le parquet de Reims chaque année, ça va réduire de 200 ou 300 le nombre de dossiers. On pourrait me dire qu’1 %, c’est l’épaisseur du trait, mais je ne suis pas focalisé sur la problématique quantitative. On a un allègement procédural qui est certain. C’est une nouvelle modalité de réponse pénale qui présente un intérêt de simplicité, de rapidité, et d’égalité."
Cocaïne, cannabis ou les deux
Le ministère de la Justice a laissé la possibilité aux procureurs de choisir les types de stupéfiants concernés par l’AFD : cocaïne ou cannabis sous forme de résine ou de feuilles (cas de Reims) ou les deux (cas de Rennes). L’héroïne a d’emblée été exclue comme d’autres produits jugés trop addictifs par la directrice des affaires criminelles et des grâces, Catherine Pignon (lire sur AEF info). La chancellerie a estimé qu’un consommateur en possession de maximum 10 grammes pour la cocaïne ou de 100 grammes pour le cannabis pourrait être passible d’une AFD. Mais là encore les procureurs avaient la possibilité de fixer des seuils plus bas.
Rennes a par exemple décidé de fixer d’autres seuils, en dessous de ces maximums : 10 grammes pour la cocaïne, 50 grammes pour le cannabis. À Reims, le procureur de la République a conservé les seuils définis dans sa politique pénale : au-delà de 20 grammes de cannabis, Matthieu Bourrette considère qu’il ne s’agit plus d’une infraction d’usage mais de détention de stupéfiants, pour laquelle la sanction est nettement plus sévère. "La procédure est totalement différente : on est ramené au commissariat, placé en garde à vue, auditionné, il y a des perquisitions etc." Selon la politique pénale locale, des poursuites ou des alternatives aux poursuites peuvent être engagées, des injonctions de soins décidées. C’est cette lourdeur qui s’appliquait théoriquement aux infractions d’usage de tous types de stupéfiants avant l’expérimentation de l’AFD.
"Traiter le bas du spectre"
"L’amende forfaitaire délictuelle nous permet de traiter le bas du spectre qui, de fait, était très peu traitée", reconnaît le procureur de la République de Rennes, Philippe Astruc. "Les personnes qui étaient poursuivies pour usage de stupéfiants l’étaient souvent avec d’autres infractions ou alors parce qu’ils avaient beaucoup d’antécédents dans ce domaine-là."
C’est l’une des subtilités de l’amende forfaitaire délictuelle : elle ne peut s’appliquer qu’à l’usager simple lors de son premier contrôle, pas aux dealers. "Quand on est sur une opération d’interpellation de trafiquants et de consommateurs, vous arrêtez toutes vos 'cibles' et vous procédez à des auditions pour savoir qui est consommateur, qui est consommateur-revendeur, qui est trafiquant sans être consommateur, et vous confrontez le cas échéant les points de vue, les identités appréhendées. En règle générale, ce sont des opérations préparées à l’avance lors desquelles on ne peut pas utiliser l’amende forfaitaire, pour des raisons pratiques. Sitôt que vous ramenez quelqu’un dans un commissariat ou une gendarmerie et que vous faites un PV d’audition, vous ne pouvez plus utiliser l’amende forfaitaire."
Quels publics ciblés ?
Dans le ressort de Rennes, l’expérimentation de l’AFD se concentre toutefois à proximité des revendeurs, "autour des zones de deals" dans les quartiers populaires en ville et milieu rural sur des "zones de transit" des gares routières ou lors de free parties. Dans le ressort de Reims, l’essentiel de l’activité est en zone police, dans les quartiers, le centre-ville de l’agglomération, les rues proches de la gare.
Gérald Darmanin assurait jeudi 20 août que la généralisation de l’amende forfaire délictuelle s’appliquerait à compter du 1er septembre "partout en France, dans les quartiers de Créteil comme dans le XVIe arrondissement de Paris". Or, la localisation des contrôles dans les quartiers populaires semble aller à rebours des déclarations du ministre de l'Intérieur et conforter l’analyse des opposants au nouveau dispositif (lire l’encadré).
Philippe Astruc souligne cependant que "la plupart des consommateurs ne vivent pas dans les quartiers populaires". "Nous avons contrôlé des personnes de plus de 50 ans, qui sont parfaitement insérées socialement", explique-t-il. La sociologie des usagers (âge, sexe, emploi occupé) sera un des éléments étudié lors du bilan de l’expérimentation.
Les représentants du parquet assurent par ailleurs que le nouveau dispositif est bien reçu par les usagers. "Le stage de sensibilisation aux risques des produits stupéfiants, qui était jusqu’à présent le premier niveau de réponse pénale, coûte 250 euros à l’usager. L’amende forfaitaire pour usage de stupéfiants est grosso modo de 200 euros, le différentiel n’est pas en défaveur du mis en cause", argumente Matthieu Bourrette. Sans avancer de chiffres, Philippe Astruc assure que les premières amendes, adressées par le centre de traitement de Rennes dont il assure la tutelle judiciaire, auraient été réglées.
Comment alimenter les enquêtes ?
Reste une question pour les services de police judiciaire et les magistrats, selon Matthieu Bourrette : "Appréhender la recherche d’informations et la relation aux consommateurs différemment". Elles vont changer du fait de cette nouvelle pratique de travail. "Jusqu’à présent, les consommateurs étaient entendus. Les informations qui pouvaient être données pouvaient nous aider à alimenter ou débuter une enquête pour trafics de produits stupéfiants", explique Matthieu Bourrette.
Une autre question, porte sur l’efficacité de la forfaitisation alors que la consommation de drogue va de pair avec la dépendance (lire l’encadré). "Une partie des consommateurs sont dans l’addiction. C’est pour ça qu’il est important de garder des dispositifs d’accompagnement pour informer les usagers sur les risques sanitaires. Mais ce n’est pas le cas de tous", relativise le procureur de la République de Rennes. "On ne peut pas dire que parce que certains ont un problème d’addiction, on ne sanctionne personne. Parce qu’en attendant, la mère de famille, qui vit près d’un point de deal, ne veut pas laisser sortir ses enfants à partir de 17 heures de peur qu’ils soient happés par les trafics. Celui qui va acheter sa consommation pour sa soirée festive du samedi pense peut-être faire un acte romantique, mais en vérité, ça pollue la vie des quartiers où vivent les plus fragiles."
Douze organisations parmi lesquelles Police contre la prohibition, le SAF, le Syndicat de la magistrature, Médecins du monde, Aides, SOS addictions, ont réagi le 30 juillet aux annonces de généralisation de l’AFD. La promesse de fermeté du Premier ministre est "essentiellement illusoire" selon elles : "Le nombre d’amendes prononcées entre 2007 et 2012 pour usage de stupéfiants a été multiplié par deux, sans avoir le moindre effet sur le niveau de consommation en France ni sur l’ampleur de la circulation des produits. Par ailleurs, seuls 41 % des amendes prononcées contre les usag.ères.ers de stupéfiants sont actuellement recouvrées."
Les signataires du communiqué jugent en outre la forfaitisation "nuisible" car le délit d’usage restera inscrit au casier judiciaire et "peut toujours être puni d’une peine d’un an d’emprisonnement". Par ailleurs, "la volonté de multiplier les peines d’amendes prononcées va surtout répondre aux objectifs chiffrés fixés aux forces de l’ordre, afin de présenter ensuite des statistiques favorables ; politique dont on sait combien elle contribue à détériorer les relations entre la police et la population". Les organisations soulignent la surreprésentation des personnes "racisées ou issues des quartiers" dans les interpellations alors que les classes favorisées se font livrer leurs produits "hors des radars de la police de rue". Enfin elles critiquent l’absence d’orientation vers une prise en charge médico-sociale et appellent à "une véritable politique publique en matière de drogues, conjuguant régulation et prévention et réduction des risques".
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Judith Blanes,
journaliste